Dans l’univers des arts martiaux japonais, nombreux sont les principes stratégiques qui, à première vue, semblent strictement orientés vers le combat. Pourtant, en s’y attardant, on découvre souvent une sagesse bien plus large, ancrée dans la discipline, la psychologie humaine, et même la philosophie de vie. Le concept de San Sappō (三殺法) en est un excellent exemple. Littéralement traduit, il signifie « Les trois méthodes de tuer ». Un titre qui, sans contexte, pourrait sembler brutal ou excessif. Cependant, comme beaucoup de notions dans le budō, ce principe cache une profondeur qui mérite d’être explorée.
Origine et signification littérale
Le terme est composé de trois kanji :
- 三 (san) : trois
- 殺 (satsu ou satsu-su) : tuer, supprimer
- 法 (hō ou pō) : méthode, loi, principe
San Sappō est un concept stratégique traditionnel dans certaines écoles de sabre (kenjutsu), de jiu-jitsu et d'autres disciplines martiales classiques (koryū). Il décrit trois façons fondamentales de « neutraliser » un adversaire dans une situation de conflit. Mais attention : il ne s’agit pas uniquement d’infliger une mort physique. Le terme « tuer » ici est symbolique, et s'applique aussi à la neutralisation de la volonté, de l’esprit ou du pouvoir d’agir d’un opposant.
Les trois formes de "mise à mort"
Traditionnellement, San Sappō se décline comme suit :
- Ki o korosu (気を殺す) – « Tuer » l’esprit ou l’intention
- Ken o korosu (剣を殺す) – « Tuer » l’épée ou la technique
- Mi o korosu (身を殺す) – « Tuer » le corps
1. Ki o korosu (気を殺す) – Supprimer l’intention
Cette première forme de neutralisation est souvent considérée comme la plus élevée. Elle consiste à détecter et neutraliser l'intention d'agression avant même que celle-ci ne se manifeste physiquement. Il s’agit de briser la volonté de l'adversaire, de le dissuader psychologiquement, ou de le déstabiliser énergétiquement.
Dans la pratique, cela peut passer par un regard, une posture, une gestion de la distance (ma-ai), ou une attitude tellement calme et confiante que l'opposant perd sa résolution à attaquer. C’est le principe de sen no sen, agir au moment même où l’intention surgit, voire juste avant. Dans les écoles avancées, cela relève presque du domaine de la perception intuitive ou du "sixième sens".
2. Ken o korosu (剣を殺す) – Supprimer la technique
Ici, il ne s’agit pas de s’en prendre à l’esprit, mais à l’instrument d’attaque : l’arme, le bras, la technique. L’objectif est de neutraliser les mouvements offensifs, de bloquer, dévier, ou contrôler l’attaque de manière à ce que l’adversaire ne puisse plus engager efficacement son offensive.
Cela peut inclure :
- contrôler le sabre de l’autre dès le début de l’engagement ;
- couper son angle d’attaque ;
- briser sa structure ;
- ou interférer directement avec son rythme.
Dans les arts comme le kenjutsu ou le kendo, cela se traduit souvent par des actions telles que ken o sabaku (manier ou dominer le sabre adverse) ou encore des frappes dissuasives à l’avant-bras.
3. Mi o korosu (身を殺す) – Supprimer le corps
Cette dernière méthode est la plus directe et souvent la plus brutale : il s’agit de porter un coup physique décisif à l’adversaire, en blessant ou en tuant son corps au sens propre. C’est l’action qui s’applique une fois les deux premières méthodes échouées — lorsque l’intention a franchi les seuils mentaux et techniques, et qu’il faut répondre physiquement.
Dans les arts traditionnels, cela représente l’ultime recours : frapper ou trancher au moment où l’ouverture se manifeste. C’est aussi la méthode qui laisse le moins de place à la compassion ou au contrôle. Elle est donc souvent associée à la fin du cycle du conflit.
Une hiérarchie d’intervention
Ces trois formes ne sont pas simplement des options parmi lesquelles on choisit selon ses préférences. Elles représentent une progression logique et éthique. L’idéal est de neutraliser le conflit avant qu’il ne prenne forme, sinon on agit sur l’outil de l’agression, et en dernier lieu, si aucun autre choix n’est possible, on agit sur le corps.
Cette hiérarchie rejoint plusieurs principes fondamentaux du budō, notamment la notion de "katsujinken" (le sabre qui donne la vie), opposé au "satsujinken" (le sabre qui prend la vie). Le vrai maître est celui qui peut éviter le combat, ou le conclure sans violence inutile (Saya no naka no kachi).
Applications contemporaines
Même si nous ne sommes plus des samouraïs sur le champ de bataille, San Sappō trouve une résonance profonde dans le monde moderne :
- Dans les arts martiaux modernes, le concept peut guider les priorités tactiques : privilégier la dissuasion mentale (par le regard, l’attitude, la présence), ensuite contrôler le mouvement (par la technique), et ne frapper qu’en dernier recours.
- Dans la gestion de conflit, que ce soit en entreprise, en milieu scolaire ou familial, on peut voir San Sappō comme trois niveaux de réponse : calmer la tension avant qu’elle n’éclate, interrompre les gestes ou paroles nuisibles, et en dernier lieu, agir fermement si la situation dégénère.
Conclusion : un art de la vie
San Sappō n’est pas seulement une stratégie de guerre. Il est aussi un outil de sagesse. Il nous rappelle que la puissance véritable réside dans la capacité à éviter le conflit, à percevoir ce qui se trame avant que ça n’explose, et à poser des actions justes, au bon moment.
Dans un monde souvent prompt à réagir avec force, voire avec violence, San Sappō nous enseigne une voie plus subtile : celle de la maîtrise intérieure, de la lecture fine de l’autre, et de la réponse mesurée. Comme dans tout art martial véritable, l’objectif n’est jamais la destruction, mais l’harmonie restaurée.